Fiche de lecture : "Frères de tranchées" de Marc Ferro

dimanche 15 janvier 2006
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Marc Ferro Fr�res de tranch�es

Introduction : Oui des fraternisations ont bien eu lieu en 1914-1918

En 1966, � Verdun, des anciens combattants fran�ais et allemands, venus chacun de leur c�t� comm�morer leur sacrifice, se sont tendus la main apr�s un moment d’h�sitation, puis se sont �treints en sanglotant, fr�res ennemis d’un trag�die comme l’histoire en avait peu connu....

A t-on vu, cinquante ans apr�s la Seconde Guerre mondiale, des nazis et des juifs, des Russes et des Allemands s’�treindre en souvenir de biens d’autres cauchemars ? Non, bien s�r.

En 1966, les hommes de Verdun ressuscitaient de souvenirs �prouv�s puis refoul�s, le geste des fraternisations.

On se demande pourquoi ces fraternisations de No�l 1914 et d’apr�s ont �t� si peu comment�es, en France notamment. L’existence d’une censure ? Celle-ci n’a pas emp�ch� que les mutineries de 1917 soient sans cesse �voqu�es. L’autocensure ?

Les premi�res fraternisations de No�l 1914 constituaient une mani�re de ne plus penser � la guerre, de l’humaniser pendant ces moments o� des ennemis se retrouvaient fr�res. Comme ces fraternisations n’ont pas chang� le cours de la guerre, bien des historiens ont pu, � tort, les ignorer.

Chapitre 1 : Un joyeux entracte

Les faits d�fient presque l’imagination. A l’occasion du premier No�l d’une guerre qui allait laisser une ranc�ur et une consternation presque ind�l�biles dans le monde entier, des soldats allemands et britanniques ont entonn� des chants de No�l les uns pour les autres, ont fum� ensemble des cigarettes dans le no man’s land, �chang� des souvenirs, pos� pour des photos de groupe, jou� au football. La tr�ve s’est instaur�e sur les deux tiers des cinquante kilom�tres du front occidental tenu par les britanniques.

Le 3 septembre le major Herbert Trevor �crivit � sa s�ur : � La guerre est une pourriture et aucun de nous ne serait d�sol� si elle prenait fin. � Le premier hiver de la guerre fut �pouvantable pour les soldats. De la pluie et de la neige, un froid mordant rendirent la vie dans les tranch�es tr�s difficile. Le sergent Robert Scott Macfie t�moigne : � J’imagine que nous ressemblons plus � des d�port�s de Sib�rie qu’� des soldats �.

Dans de pareilles circonstances, les ennemis cessent d’�tre ennemis. Tremp�s par la m�me pluie, gel�s par le m�me froid, blanchis par la m�me neige, les soldats n’�taient plus que de simples �tres humains, fr�les silhouettes qui inspiraient la sympathie.

Lorsque des soldats commencent � voir ceux qu’ils ont l’ordre de tuer non plus comme des ombres lointaines, simples � cibles � � d�truire, mais comme des �tres humains, si proches qu’ils peuvent les entendre parler, crier, chanter, rire, jurer ou hurler de douleur, un �trange sentiment gagne leur esprit : les soldats se rapprochent et deviennent compagnons dans l’adversit�, alli�s dans le combat pour la survie et , par cons�quent, amis ou presque.

On racontait que pendant la guerre d’Espagne qui avait oppos� les troupes du duc de Wellington aux troupes de Napol�on , des soldats fran�aise et britanniques tiraient de l’eau des m�mes puits, nettoyaient leurs fusils ensemble, jouaient tous aux cartes le soir autour de feux de camp. D’autres histoires semblables couraient sur la guerre de Crim�e, la guerre de S�cession, mais aussi la guerre des Boers en Afrique du sud, la guerre russo-japonaise, voire le si�ge de Paris.

Cette vieille camaraderie de la soldatesque en temps de guerre pourrait-elle se reproduire � un moment o� les combats avaient pratiquement cess� et alors que le plus simple des soldats savait qu’il n’y aurait plus d’affrontements s�rieux avant le printemps suivant ? En cas de tr�ve naturelle des hostilit�s, pourquoi ne pas cesser de se tuer et passer un bon moment ? La guerre pouvait bien attendre. Il y aurait encore, personne n’en doutait, de s�rieux combats, alors pourquoi ne pas profiter de ces r�pits ?

Cette camaraderie avec l’ennemi dans les tranch�es fut favoris�e par la pr�sence de nombreux r�servistes allemands qui avaient travaill� en Grande Bretagne jusqu’� ce qu’ils fussent rappel�s dans leurs r�giments au d�but des hostilit�s. Nombre d’entre eux parlaient un anglais excellent et ils avaient � c�ur de montrer leurs connaissances et de les entretenir. Le VIe Gordon Highlanders avait pris l’habitude de chanter avec l’ennemi. Les Allemands en faisaient autant . Les chansons flottaient d’une tranch�e � l’autre et �taient accueillies par des applaudissements et, parfois m�mes, biss�es.

Le Wessex Regiment comptait un excellent chanteur que les deux camps honoraient. Les Allemands criaient simplement : � Mi-temps, Wessex �, quand ils d�siraient l’entendre, et les coups de feu cessaient. Le chanteur montait sur le rebord de la tranch�e et les deux camps l’accompagnaient en ch�ur. Si un officier sup�rieur apparaissait, d’un c�t� ou de l’autre, une fusillade enrag�e suivait, qui ravageait l’atmosph�re trois m�tres au-dessus des t�tes de l’ennemi. L’officier sup�rieur repartait, ravi de constater l’�nergie et le z�le de ses hommes, pour ne rien dire de leur courage sous le feu ennemi. Puis le r�cital reprenait.

Le 7 d�cembre 1914, le pape nouvellement �lu, Beno�t XV, avait publiquement exprim� son espoir de voir � cesser le fracas des armes lorsque la chr�tient� c�l�brerait la f�te de la R�demption du monde. � Mais l’appel du pape �tait rest� largement ignor�. Pour l’Eglise orthodoxe, No�l tombait le 7 janvier et non le 25 d�cembre, ce qui constituait un handicap pour un cessez-le-feu sur le front oriental. De m�me au Moyen-Orient et en Extr�me-Orient, l’id�e d’un No�l pacifique ne signifiait rien, ni pour la Turquie islamique (engag�e du c�t� de l’Allemagne) ni pour le Japon ( combattant avec les Alli�s). Le gouvernement allemand accepta la proposition du pape. Mais pour les Alli�s cette proposition rev�tait peu de sens. C’�tait l’Allemagne qui avait d�clench� les hostilit�s, envahi les territoires et menac� leurs peuples. Un cessez-le-feu, ne serait-ce que d’une journ�e, prolongerait l’�preuve des populations fran�aise et belge occup�es, que les forces alli�es devaient lib�rer le plus vite possible. Le 13 d�cembre, le pape reconnut l’�chec de la tr�ve de No�l, r�miniscence de la �tr�ve de Dieu �.

Les sapins de No�l ne manqu�rent pas sur le front cette ann�e l�. 450 000 paquets furent envoy�s de Grande Bretagne aux soldats en France et en Belgique dans les 2 semaines pr�c�dant No�l. Deux millions et demi de lettres furent adress�es aux combattants pendant cette p�riode. Les lettres aux prisonniers de guerre avoisinaient les 2 500 par jour !

Dans la mesure o� les deux nations exprimaient clairement leur souhait de voir leurs soldats se r�jouir � cette date, il n’est pas surprenant que bon nombre d’hommes, quel que soit leur camp, aient pouss� ce d�sir plus loin que pr�vu, jusqu’� mettre en �uvre un No�l de paix et de bonne volont� plut�t que de violence et d’animosit�. La � tr�ve des soldats � �tait une tradition ancienne encore bien ancr�e dans la culture des combattants de cette guerre.

La plus riche source concernant la tr�ve de No�l provient des lettres envoy�es en masse � leurs familles par les soldats qui y avaient particip� ou du moins en avaient �t� t�moins. Le soldat Oswald Tilley, de la London Rifle Brigade, �crit le 27 d�cembre � ses � chers p�re et m�re � : � Nous revenons � l’instant apr�s quatre journ�es pass�es dans les tranch�es - il se trouve que ce sont les journ�es les plus extraordinaires que nous ayons v�cu ici - sinon dans toute ma vie. Pendant la nuit de No�l, les Allemands ont commenc� � chanter et � allumer des lanternes, � illuminer des croix pour leurs c�r�monies religieuses. Leurs chants �taient tr�s beaux. �
Dans une lettre � sa s�ur dat�e du soir de No�l, le commandant en second Arthur Bates, du m�me bataillon, �crit : � Tr�s ch�re Dorothy, juste une ligne depuis les tranch�es le soir de No�l - une nuit vraiment chouette sans coup de feu ou presque, et des chants des deux c�t�s. J’ai donn� l’ordre � ma compagnie de ne pas commencer � tirer avant que les Allemands ne le fassent.

Autre soldat du bataillon, Graham Williams �crit : � Puis soudain, des lumi�res ont commenc� � s’allumer le long du parapet allemand, qui formaient des arbres de No�l improvis�s, d�cor�s de bougies qui br�laient lentement dans l’air glac� ! Puis ceux qui �taient en face de nous se sont mis � chanter Stille Nacht, Heilige Nacht. C’�tait la premi�re fois que j’entendais ce chant de No�l. Quand ils ont termin�, nous avons chant� The First Nowell. A la fin, ils ont tous applaudi et encha�n� avec une de leurs chansons favorites, O Tannebaum. Et cela a continu�. Les Allemands chantaient une de leurs chansons, nous une des n�tres, jusqu’� ce que nous entamions O Come All Ye Faithful, et que les Allemands reprennent avec nous l’hymne en latin Adeste Fideles. Alors je me suis dit : � C’est vraiment une chose extraordinaire- deux nations chantant le m�me chant de No�l en pleine guerre. � �

Ernest Morley du Queen’s Westminster Rifles se trouvait sur le front � la limite d’Armenti�res. Il raconte : � Un Allemand criait : � Joyeux No�l les Anglais. Nous ne tirerons pas ce soir. � Nous avons hurl� un message similaire et depuis ce moment l� jusqu’� la rel�ve le surlendemain � quatre heures du matin, pas un coup de feu ne fut �chang�. Ils ont allum� une lumi�re. Pour ne pas �tre en reste, nous en avons fait autant. Ils en ont allum� une autre. Nous une de plus. Bient�t, les deux tranch�es �taient enti�rement illumin�es.

Le capitaine R.J.Armes du 1er Staffordshire Regiment �crit : � C’est bizarre de penser que demain soir nous allons recommencer � nous battre f�rocement. Si on survit � toute cette affaire, ce sera un souvenir de No�l m�morable. �

Et vint le jour de No�l. Le soldat Tilley dans sa lettre � ses parents du 27 d�cembre �crit : � Le matin de No�l ; comme nous avions pratiquement cess� de tirer sur eux, un Allemand nous a fait signe, et un de nos Tommies est sorti devant notre tranch�e et l’a rejoint � mi-chemin o� ils se sont salu�s. Des types de chez nous sont sortis pour retrouver ceux d’en face jusqu’� ce que des centaines d’hommes, litt�ralement, en provenance des deux c�t�s, se retrouvent sur le No man’s land � se serrer la main, � �changer des cigarettes, du tabac et du chocolat. Pensez simplement que pendant que vous mangiez votre dinde, j’�tais l� dehors � serrer la main d’hommes que j’avais essay� de tuer quelques heures auparavant. C’�tait incroyable ! �

Dans sa lettre, Tilley mentionne aussi une autre raison d’imposer un cessez-le-feu durant ce No�l 1914, raison consid�r�e comme capitale par la majorit� des soldats : le d�sir de donner une s�pulture d�cente aux camarades tomb�s aux combats. Selon lui, l’initiative en revient aux Allemands. � C’�tait d�chirant de voir ces types que nous connaissions si bien, de les voir morts avec leurs horribles blessures provoqu�es par l’explosion des balles rapides tir�es � bout portant. �

Leslie Walkinton, incorpor� dans le Queen’s Westminster Rifles, est l’un des plus jeunes soldats t�moins de la tr�ve, �crit : � C’�tait une journ�e magnifique, le sol enti�rement recouvert de givre.


 

 


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