Témoignages sur le génocide au Rwanda

dimanche 1er avril 2007
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Témoignages sur le génocide au Rwanda

« Un après-midi, quand j’avais cinq ans, des gens arrivèrent chez nous.
« Nos visiteurs s’appelaient des tutsis », m’expliqua mon père, « et il y avait des gens qui les détestaient ».
Je trouvais cela incroyable parce qu’ils étaient exactement comme nous. »

Paul Rusesabagina,
(Directeur de l’hôtel des 1000 collines)
«Un homme ordinaire »
Ed Buchet Chastel,
mars 2007, page 31

Je m’appelle Paul Rusesabagina. Je suis directeur d’hôtel. En avril 1994, lorsqu’une vague d’assassinats collectifs a ravagé mon pays, j’ai pu cacher mille deux cent soixante-huit personnes dans l’hôtel où je travaillais.
Quand les membres de la milice et de l’armée vinrent m’ordon-ner de tuer mes pensionnaires, je les ai traités en amis, leur ai offert de la bière et du cognac et les ai persuadés de ne pas mener à bien leur tâche ce jour-là.. Cela s’est poursuivi de la sorte pendant soixante-six jours.
Aucun réfugié de mon hôtel n’a été tué. Personne n’a été emmené, per-sonne n’a disparu. A travers tout le Rwanda, des gens se faisaient massacrer à coups de machette, mais ce bâtiment de cinq étages a été un lieu d’asile pour tous ceux qui arrivèrent à le rejoindre.
Je n’ai rien fait de particulièrement héroïque. Ma seule fierté est d’être
resté à mon poste et d’avoir continué à faire mon travail de direc-teur à un moment où tout ce qui lait le fondement d’une vie décente s’effondrait. L’hôtel Mille Collines est resté ouvert, pendant que notre pays glissait vers le chaos et que huit cent mille per-sonnes se faisaient massacrer par leurs amis, leurs voisins, leurs compatriotes.
Tout cela est arrivé à cause de la haine raciale. La plupart de ceux qui se cachèrent dans mon hôtel étaient des Tutsis, des des-cendants de l’ancienne classe diruzeante du Rwanda. Ceux qui voulaient les tuer étaient pour la plupart des Hutus, traditionnelle-ment agriculteurs. Le stéréotype courant présente les Tutsis comme grands et minces, avec des nez fins, contrairement aux Hutus, qui seraient petits et trapus. et auraient des nez plus épatés ;. Cette division est largement artificielle, un legs de l’histoire, mais les gens la prennent très au sérieux et ces deux grands groupes coexistent difficilement depuis plus de cinq cents ans.
Ce clivage me déchire personnellement. Je suis en effet le fils d’un fermier hutu et de son épouse tutsie.. En théorie, je suis donc un Hutu. J’ai épousé une Tutsie. que j’aime de tout mon coeur, et qui m’a donné un enfant. Ce type de famille est fréquent au Rwanda, malgré notre long passé de préju-gés raciaux.
Entre le 6 avril, date à laquelle un missile abattit l’avion du pré-sident Juvénal Habyarimana, et le 4 juillet, jour où l’armée rebelle tutsîe s’empara de Kigali, la capitale, près de huit cent mille Rwan-dais furent massacrés. C’est un chiffre qui dépasse l’entendement.. L’esprit ne peut en concevoir l’ampleur. Essayez, et vous verrez ! Huit cent mille vies effacées en l’espace de cent jours. Huit mille vies par
jour. Plus de cinq vies par minute. Et chacune de ces vies était une sorte de petit monde en soi. Un être humain qui riait, pleurait, man-geait et pensait, éprouvait de la joie ou de la peine comme n’importe qui, comme vous et moi. L’enfant d’une mère, irrempla-çable comme ils le sont tous.
. Ce ne fut sans doute pas le plus important génocide de l’histoire, mais ce fut le plus rapide et le plus efficace.
mon hôtel a permis de sauver l’équivalent de deux heures de vies humaines. Retirez deux heures de cent jours, et vous aurez une bonne idée du peu de chose que j’ai pu accomplir pour lutter contre ce dessein ambitieux.

Mais les Tutsis n’ont pas été les seuls à être massacrés pendant ce génocide ; des milliers de Hutus modérés. soupçonnés de sympathiser avec les

I Tutsi et Hutu : quelles différences ?
« Le Rwanda, selon certains Occidentaux, était un paradis sur terre, un lieu enchanteur. C’est un petit État à l’est de l’Afrique centrale, situé juste au sud de l’équateur, à une altitude moyenne d’environ mille cinq cents mètres. Un pays bordé à l’ouest par le Zaïre - aujourd’hui la République démocratique du Congo -, au nord par l’Ouganda, à l’est par la Tanzanie, au sud par le Burundi. Pas d’ouverture vers la mer mais de nombreux lacs.
Avec ses 26 338 kilomètres carrés, le Rwanda est moitié moins grand que la Suisse et, cela va sans dire, infiniment plus pauvre, matériel-lement parlant. (Le budget annuel de l’État rwandais est, pour une popu-lation de huit millions de personnes, celui d’une ville suisse de cent mille habitants.)
Son trésor était dissimulé dans le bonheur de vivre ensemble ; il nous a été dérobé par le diable.
La seule richesse du Rwanda était ses hommes. Ils étaient partagés en trois groupes ethniques qui cohabitaient paisiblement comme les doigts d’une main : les Hutu, les Tutsi et les pygmées Batwa. Le Créateur avait offert à ces hommes frères un jardin minuscule mais fertile, riche d’un trésor qui ne s’estimait pas en dollars, ce qui nous protégeait - du moins, le croyais-je - de l’avidité qui mordait le reste du monde : ses montagnes rondes et vertes, ses vallées baignées d’une brume bleutée à l’aube, qui rosit au lever du soleil jusqu’à devenir une lave blonde qui s’évapore dans la lumière de midi. Ses terres fertiles au nord, ses plaines marécageuses et ses savanes herbeuses à l’est, ses lacs et ses épaisses forêts au sud. Ses pâturages où paissent les vaches inyambo, fines et musclées, reconnaissables à leurs hautes cornes en forme de lyre, élégantes comme le sont leurs pasteurs depuis la nuit des temps, les Tutsi.
Autres présents du Ciel : l’altitude, qui protège le Rwanda des chaleurs étouffantes et des inondations dramatiques à la saison des pluies ; ses champs de manioc, de sorgho, que cultivent à la houe les Hutu ; ses enfants rieurs (trop nombreux, dit-on, pour un si petit pays, l’une des plus fortes fertilités au monde) ; ses oiseaux bariolés et le concert de piaillements et de sifflements de ces compères à travers les forêts d’eucalyp-tus.
Pas de pétrole, pas de minerais, pas de diamants. Des hommes, des femmes, des enfants. Du café, du thé, du coton, des haricots. Chez nous, quatre familles sur cinq vivent à la campa-gne, et neuf familles sur dix tirent leurs revenus du sol.
Une terre et des chants, un point c’est tout. Rien de très intéressant pour les grandes puissan-ces. Du moins, en apparence...
Notre petit pays allait devenir un enjeu dans la rivalité entre la France et la Grande-Breta-gne dans la région des Grands Lacs. Chacune chercherait à y consolider son «empire africain ». Paris soutiendrait alors le régime hutu franco-phone en place tandis que Londres assisterait l’avancée de la rébellion anglophone tutsi, dont la base arrière est l’Ouganda, ex-colonie britannique.
Prétendre que les Hutu et les Tutsi s’enten-daient comme larrons en foire et que ce fut le méchant colonisateur qui divisa pour régner en soufflant sur les braises de l’altérité serait caricatu-ral. Mais ce n’est pas faux non plus.
Le Tutsi est fin et de haute taille Les Tutsi - minoritaires, l5 % de la population - forment la tribu dont sont issus les rois du Rwanda. Ce sont des nomades, gardiens de troupeaux et vaillants guerriers.
A côté du Tutsi, voici le Hutu (dont le nom signi-fie « cultivateur »), plus foncé de peau, trapu, le visage négroïde, nez épaté et traits plus épais. Enfin, le Batwa - le pygmée - plus petit.
Traditionnellement, le Tutsi élève les vaches, le Hutu cultive la terre et le Batwa chasse. Ensemble, ces trois peuples n’en constituent qu’un seul, le peuple du Rwanda.
Dans le paradis des origines, chacun se conten-tait de sa part et rendait grâce pour celle de l’autre. Le Tutsi bénissait Dieu pour les bonnes récoltes du Hutu et les chasses généreuses du Twa ; le Hutu louait Dieu d’offrir de si belles vaches au Tutsi et de si lourdes proies au Twa.
Comment cette harmonie va-t-elle se briser ? Pourquoi chacune des ethnies va-t-elle se mettre à haïr l’autre ? Qui va briser le pacte originel ? L’obsédante question résonne, et son écho me pour-suit : comment l’inimaginable a-t-il été possible ? «

Extrait du livre de Révérien Rurangwa « Génocidé », pages 37 à 41, janvier 2007
II Qu’est-ce qu’un génocide ?

1/ Une définition

Extrait du livre de Révérien Rurangwa « Génocidé », pages 13 à 15, janvier 2007

« Génocide : « Acte commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel» (Petit Larousse).

Le mot génocide a été forgé en 1944 par Raphaël Lemkin, juriste américain, juif polonais d’origine, à partir du grec genos (« race », « tribu ») et du latin caedere (« tuer »). Un géno-cide vise l’élimination d’une race ou d’un groupe ethnique en tant que tels. Il s’agit de les détruire pour l’unique raison qu’ils existent.

Après celui des Arméniens en Turquie, en 1915-1916, et celui des Juifs en Europe, en 1941-1944, le génocide des Tutsi au Rwanda, en 1994. est le troisième et dernier génocide du XXeme siècle. Ou le quatrième ? Certains puristes dénient l’appellation « génocide » aux crimes des Khmers rouges perpétrés au Cambodge voilà trente ans. Qu’on nous permette néanmoins d’ajouter cet holocauste à la liste : deux millions de personnes
- un quart de la population du Kampuchea - exécutées froidement afin d’« arracher l’herbe avec la racine ». À chaque génération du XXeme siècle, donc, son génocide.

Si dix mille personnes furent exécutées chaque jour pendant quatre mois, d’avril à juillet 1994 - soit environ un million d’individus - c’est pour la seule raison qu’elles étaient tutsi. Les femmes et les enfants d’abord, comme dans tous les génocides, car ils portent l’avenir de l’ethnie.
Cet abattage de neuf Tutsi sur dix - soit un Rwandais sur sept - s’est déroulé dans un silence assourdissant, au moment même où le musée de l’Holocauste était inauguré à Washington et où les chefs des grandes puissances occidentales célébraient le cinquantième anniversaire du Débarquement allié en Normandie en s’adjurant unanimement : « Plus jamais ça ! »
Par indifférence, lâcheté ou duplicité, la communauté internationale a laissé s’accomplir au Rwanda un nouvel holocauste en sachant perti-nemment ce qui s’y tramait. L’embrasement génocidaire de 1994 a en effet été précédé d’un long « nettoyage ethnique » commencé en 1959.
Cet acte politique, décidé au sommet de l’Etat, fut exécuté avec la participation massive de la population hutu. Ses concepteurs avaient prévu d’empêcher toute poursuite judiciaire. Pour cela, il fallait impliquer le maximum de monde parce que, disaient-ils, « on ne peut pas juger tout un peuple. »
Près de deux millions de personnes - hommes, femmes, enfants, vieillards, militaires, prêtres, reli-gieuses, fonctionnaires, etc. - ont été mêlées à ce massacre systématique des Tutsi. Ce qui rend aujourd’hui dantesque et pres-que impossible la tâche de la justice. »

2/ Un génocide, c’est aussi détruire les médicaments et les livres

L’auteur, Yolande Mukagasana est infirmière, de l’ethnie Tutsi. Lors du génocide, elle vit à Nyamirambo, faubourg de la capitale du Rwanda, Kigali.

« Un enfant apparaît à ce moment, je le connais bien. C’est un des voisins de mon dispensaire.
« (Yolande), ils ont forcé la porte du (dispensaire) à coups de revolver et ils ont tout pillé. L’appareil où tu mets les pinces pour les nettoyer les microscopes, les médica-ments. Moi, j’ai pris le téléphone pour venir te le rendre. »
Je regarde l’enfant. Je me dis que les enfants sont décidément devenus les derniers messagers dans un monde de sourds. Je pleure. Je l’embrasse.
«Ils ont aussi brûlé tous tes livres. Ils en ont fait un grand tas dans le jardin, y ont jeté un peu d’essence et ont mis le feu. »
Les imbéciles. Des livres de médecine. Ils pourraient leur servir. Mais non. Ils sont trop bêtes pour comprendre cela.
Je revois quelques titres, Pathologie tropicale, Patho-logie chirurgicale, Obstétrique. Ngucire umugani aussi, un livre de légendes rwandaises. Tout cela parti en fumée !
J’aperçois sur la piste deux femmes qui portent des sacs de médicaments volés chez moi. L’une d’elles exhibe quelque chose, je distingue un paquet de douze boites de sirop contre la toux. J’entends quelque chose comme : «C’est pour la malaria. »
«Pour la malaria ? répond l’autre femme. Ah ! Seigneur, je croyais que c’était contre la malaria. »
Je reconnais la voix d’une femme que j’ai soigné une semaine plus tôt. Je vois un enfant que j’ai sauvé naguère d’une malaria. J’ai le cœur gros. Je me sens trahie par ceux-là mêmes que j’ai aidés. »

Extrait du livre de Yolande Mukagasana « N’aie pas peur de savoir », p 34-35, J’ai lu 2000

3 / Un génocide, c’est aussi tuer les animaux

Yolande Mukagasana se cache dans une plantation pour ne pas être tuée par des Hutus.

« Je disparais entre les herbes de la plantation. Ce sont de hautes herbes cultivées comme fourrage pour les bêtes. Mais il n’y a plus de bêtes, elles ont été massacrées. Leur faute ? Etre possédées par des Tutsi. »

Extrait du livre de Yolande Mukagasana « N’aie pas peur de savoir », p 50, J’ai lu 2000

Les Hutus sont plutôt agriculteurs. Les Tutsis sont plutôt éleveurs. Voilà pourquoi les premiers tuent les animaux des seconds.
« La vache est chez nous le bien le plus précieux. Elle symbolise la richesse du Rwanda, c’est-à-dire le lait. »
Yolande Mukagasana « N’aie pas peur de savoir », p143, J’ai lu 2000

4/ Un génocide, c’est tuer des enfants

« Un enfant (Tutsi) demande en pleurant à se glisser entre des réfugiés dans un camion bondé. Il tente tout pour se glisser entre les corps, n’y arrive pas.
En désespoir de cause, il s’accroche au pare-chocs arrière. Le camion démarre. L’enfant se laisse traîner sur cent mètres. Dans un tour-nant, ses petits bras lâchent prise.
Il gît sur la route. Se relève, court encore vers le camion. L’espace se creuse.
L’enfant s’arrête, prend une pierre au sol et la jette vio-lemment contre le mur d’une maison, exprimant toute sa rage. Puis, il se laisse tomber.
Des Interahamwe accourent, le relèvent, le molestent et finalement l’abattent d’un coup de machette au milieu du crâne. Son corps inerte tombe sur la piste rouge. »

Extrait du livre de Yolande Mukagasana « N’aie pas peur de savoir », p 154, J’ai lu 2000

Interahamwe : milices créées par le président du Rwanda Habyarimana, groupes de jeunes chômeurs Hutus que l’on initie au maniement de la machette, dans le but de tuer les Tutsi du Rwanda. Ultérieurement, la formation de ces miliciens sera étendue aux armes à feu.

5/ Un génocide, c’est tuer des mamans et des bébés

« Je vois les tueurs attraper une femme qui court, un bébé sur son dos. Ils la couchent, lui tranchent les chevilles, puis la tête. Comme ils reprochent aux Tutsi d’être plus grands qu’eux, les Hutu prennent un malin plaisir à « raccourcir » les Tutsi.
Quant au bébé, un homme le saisit, s’approche de la cabane où je suis caché et lui fait exploser le crâne en le projetant contre le mur de brique. »

Extrait du livre de Révérien Rurangwa « Génocidé », page 67, janvier 2007

III Racisme et massacres

« Comment un voisin est devenu, presque du jour au lendemain, notre assassin ? Ce n’est pas facile d’expliquer cela. »

Extrait du livre de Révérien Rurangwa « Génocidé », page 36, janvier 2007

1/ Un instituteur tue ses élèves

L’auteur, Patrick de Saint-Exupéry, est journaliste au Figaro, lauréat du prix Albert Londres, du prix Bayeux des correspondants de guerre et du prix Mumm. Il fut témoin du génocide tutsi et déposa devant le tribunal pénal international d’Arusha.
Le 22 juin 1994, la France reçoit l’autorisation de l’ONU de monter une opération armée humanitaire ( opération Turquoise). Le journaliste raconte ici la rencontre des soldats français avec les hutu.

« Un homme brise le cercle. Il porte un uniforme de policier rwandais. Il est sûr de lui. Il est « l’auto-rité ». D’une voix ferme, il s’adresse aux soldats français qui lui font face et expose la situation :
« Nous avons tué quelques Tutsi, ça ne dépasse pas la cinquantaine. C’était des adultes, mais il y avait aussi des femmes et des enfants. Vous voyez cette rangée de maisons, à gauche ? Ils habitaient la. On a tout incendié. Il fallait qu’il ne reste rien. »
Une deuxième « autorité » sort des rangs. C’est l’insti-tuteur de ce bourg de six cents habitants. Il dit :
« Il y a beaucoup de morts, ici. Tous les soirs, des malfaiteurs descendent des collines pour nous attaquer. Nous, on se défend. Moi-même, j’ai tué des enfants. »
Le policier explique : « Tout ça, c’est la faute des Tutsi. On les a tués parce qu’ils sont complices de la rébel-lion. On le sait. C’est pour ça qu’on les tue. Les femmes et les enfants aussi. C’est normal : les enfants sont des complices. On les a donc tués. »
De la main, il désigne les carcasses de maisons brûlées : « On en a incendié au moins deux cents. Il ne fallait pas que les fuyards puissent revenir. On est des policiers. Ici, chacun a une arme. Avec les villageois, on part le matin et tous les Tutsi qu’on trouve, on les tue. Vous savez, le bourgmestre nous a envoyés ici, dans ce village, pour faire fuir les malfaiteurs.. C’est ce que nous avons fait. On a des ordres. »
Nous sommes stupéfaits, Monsieur(1). Nous écoutons. Abasourdis. Souhaitant avoir mal entendu. Espérant avoir mal compris. Nous avons pénétré en un monde où les instituteurs tuent leurs élèves et où les policiers mènent la battue.
Imperturbable, presque au garde à vous, le policier poursuit : « On a chassé tous les Tutsi. Mais on n’a pas pu les tuer tous. Ils se sont rassemblés là-haut, dans la forêt. Tous les soirs, ces malfaiteurs et leurs complices de la rébel-lion reviennent nous attaquer. Ils n’ont rien à manger et veulent nous prendre de la nourriture. Nous, on se défend.
- Monsieur l’instituteur, vous tuez des enfants parce qu’ils sont complices ? », intervient le colonel (français), à bout.
L’enseignant se bloque. Se raidit. Cherche vague-ment à se justifier. Ne trouve pas les mots. Hésite. Puis, au détour d’une phrase, admet :
«J’avais quatre-vingts enfants en première année à l’école. Aujourd’hui, il en reste vingt-cinq. Tous les autres, on les a tués ou ils sont en fuite. »
Le colonel (français) est effondré : « Vous, instituteur, vous avez tué les enfants ? »
L’instituteur ne répond pas. Le policier municipal vient à sa rescousse : « Moi-même, j’ai tué au fusil dix malfaisants, dont deux enfants. Mon chef m’a envoyé ici pour ça. Il m’a dit que tous les Tutsi étaient mauvais. »
Nous n’en pouvons plus. Le colonel (français), les traits effondrés, lance un ordre de repli. Des dizaines de villageois hutu, armés de machettes, sont maintenant rassemblés sur la place du village. L’atmosphère est oppressante : «Ce soir, dit l’un des habitants de Nyagurati, on va encore atta-quer les malfaisants. »

Un gendarme (français), dans le bus, dit : «Je n’ai jamais vu ça, c’est de la folie totale ! » Nous l’avons regardé, les yeux las, abattus, morts. Nous étions d’accord. C’était de la folie, bien sûr.
Quand nous avons regagné la vallée, les soldats français n’éprouvaient plus que dégoût. Auparavant doux aux oreilles, les vivats maintenant les agressaient. «J’en ai marre de voir ces assassins nous acclamer ! », a lâché un gendarme. Nous en avions marre, tous marre.

Extrait du livre de Patrick de Saint-Exupéry
« L’inavouable, la France au Rwanda »,
p 58 à 62, Ed. Les arènes, mars 2004.

(1) « Monsieur » est destiné à M. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères, (et futur premier ministre) lorsque Patrick de Saint-Exupéry écrit son livre .
Cet ouvrage est une lettre ouverte au ministre, un cri de colère du journaliste, choqué d’avoir entendu M. de Villepin parler « des génocides rwandais » sur Radio France Internationale en septembre 2003.

2/ Le stade et l’église de Kibuye

« Le dimanche 17 avril 1994 ; quatre mille trois cent hommes, femmes et enfants avaient trouvé refuge dans l’église de Kibuye, en surplomb du lac Kivu. Au stade de Kibuye, le 18 avril 1994, ils étaient neuf mille.
Jusqu’à ce jour d’avril 1994, les immolés du stade et de l’église de Kibuye sont encore des hommes, des femmes et des enfants.
Ils vivent dans de petits villages éloignés. On leur demande d’abord de se rassembler. On ne les force pas. Pas vraiment. On leur explique que, les autorités locales n’étant pas en mesure d’assurer leur sécurité, il vaut mieux qu’ils se regroupent. Ils acceptent. Puis on les pousse sur la route. Vers Kibuye. En petits convois. Sous le soleil. Les immolés marchent. Certains savent déjà. Ils savent sans réaliser, ils savent en voulant croire à l’impossible. Je pense qu’en fait, à l’exception des enfants, tous savent.
À leur arrivée, les immolés sont rassemblés au stade et à l’église. Des soldats les gardent, leur interdisent de sortir. Chaque jour, il en arrive de nouveau. Certains tentent de fuir et demandent protection aux religieuses du couvent de Kibuye. Des gendarmes et des miliciens, les refoulent. Les religieuses protestent. Impuissantes. Les gardiens affirment avoir reçu des ordres du préfet. Lequel expliquera plus tard avoir reçu des instructions du gouvernement.
Le 17 avril, l’attaque est lancée. A 14 heures des grenades sont lancées des deux collines surplombant le stade. Des tirs d’armes à feu se poursuivent jusqu’à la tombée de la nuit, à 18 h 40. Le lendemain, les blessés et les survivants sont tués.
Durant le massacre, toutes les issues du stade étaient gardées par des militaires. Le stade était encerclé de miliciens ou de paysans armés de machettes qui tuaient ceux qui tentaient de s’enfuir. Les tireurs auraient été identifiés comme étant cinq gendarmes, un douanier et les deux surveillants de la prison.
Le 18, tout est fini. Au stade et à l’église, du moins. Il ne reste plus qu’à nettoyer, ce qui est rapidement fait. Venus d’autres villages, les miliciens repartent travailler en d’autres lieux. Dans la ville et aux alentours, la chasse se poursuit. À moindre échelle. Le plus gros est fait, il ne reste qu’à fignoler « le travail ».
Le préfet s’appelait Clément Kayishema. Il était médecin de formation. Et à notre arrivée, il n’avait qu’une priorité : supprimer la preuve.
Cet amas de quinze mille corps à Kibuye ne constitue qu’une infime partie de ce que fut le génocide. Il équivaut, tout au plus, à deux jours de « travail ». Du 6 avril au 10 juillet 1994, il y eut au moins huit cent mille morts, soit plus de 8000 par jour. Trois mois ont passé et le pays est devenu un cimetière.
Un génocide est une action raisonnée, pensée par des responsables politiques, planifiée par des structures administratives. Les engins utilisés pour évacuer les corps étaient ceux du « ministère des Travaux publics », tout comme « les camions » qui les transportèrent.
Il y avait enfin, cette volonté de masquer, de cacher, de dérober à la vue. En aucun cas le génocide n’est assimilable à une rage soudaine. Quand un crime s’étale sur trois mois de temps, la colère n’explique rien.
Durant ces trois jours à Kibuye, Monsieur, nous avons également vu passer notre ministre de la Défense. François Léotard est arrivé en hélicoptère. C’était une irruption sans conséquence aucune. En repartant en hélicoptère, notre ministre a évacué avec lui plusieurs religieuses vers le Zaïre voisin où, je crois, se trouvaient de nombreuses caméras. C’est important, Monsieur, les caméras...

Extrait du livre de Patrick de Saint-Exupéry
« L’inavouable, la France au Rwanda »,
p 75 à 83 , Ed. Les arènes, mars 2004.

IV La responsabilité de la France :

« Il faisait chaud, Monsieur, c’était l’été.
Il faisait beau, Monsieur, c’était magnifique.
C’était le temps du génocide.
L’on n’entendait que les vivats de la foule saluant, dans une ambiance de match de football, l’arrivée de l’armée française. Nous étions en juin 1994.
C’était il y a dix ans et cela faisait trois mois qu’hommes, femmes et enfants étaient fauchés comme les blés, au rythme de huit mille par jour. La moisson approchait de son terme. Sur des dizaines de kilomètres, pas âme qui vive.
Les Hutu déployèrent leurs banderoles « Vive la France ! Merci François Mitterrand », agitèrent leurs drapeaux tricolores et se lancèrent dans des danses triomphales tandis que déboulaient les soldats français. Ils étaient heureux, joviaux. C’était la fête. « Vive la France ! », criaient les tueurs embarqués dans le véhicule. « Vive les Français ! », reprenait la foule.
Cette scène avait des airs de libération. Elle n’était pas sans évoquer des images vieilles d’un demi-siècle. Comme si les troupes américaines avaient été accueillies en fanfare par les gardiens de Treblinka, en 1945.
En cet été 1994, les troupes françaises furent accueillies par les tueurs comme des libérateurs. Un officier, le capitaine de frégate Marin Gillier, rendra compte de « l’accueil triomphal » dans l’hebdomadaire de la marine natio-nale, Cols bleus.
Ce que découvrent les soldats français, ce n’est pas un simple massacre, c’est un génocide.
Et le pire, c’est que le pouvoir politique envoya consciemment notre armée dans ce piège. Paris venait à la rescousse de ses alliés ( les hutu). Annonçant que la France déploierait des troupes en terre de génocide, le président François Mitterrand venait d’invoquer « l’urgence » et d’affirmer qu’il s’agissait « d’une question d’heures, de jours » : cela faisait douze semaines que le sang coulait à flots. Il « oublia » de mentionner le génocide en cours.
« Vive la France ! » crient des enfants agitant un drapeau tricolore. « Vive la France ! » répètent les adultes (hutu).
En ce 26 juin 1994, près de trois mois après le début du génocide, c’est bien ainsi que parlent les assassins. Ils comptent sur la France. Ils croient en la France. Ils sont convaincus qu’elle va les aider dans leur basse besogne. Nous sommes leurs supplétifs, Monsieur. Nous venons à leur rescousse, à la rescousse des assassins. Nous ne cesserons pas de les soutenir.

Extrait du livre de Patrick de Saint-Exupéry
« L’inavouable, la France au Rwanda »,
p 24 à 28, p 36 et 37, Ed. Les arènes, mars 2004.


 

 


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